Créer un corpus d’archives de l’Inathèque : le cas des 50 ans de Mai 68

La constitution d’un corpus d’archives audiovisuelles demande un travail patient et minutieux ainsi que la maîtrise d’un certain nombres d’outils pour élaborer des bases de données multiples. À travers le cas des 50 ans de Mai 68 à la télévision française, ce billet propose une méthodologie pour établir et exploiter un corpus d’émissions issues des fonds de l’Institut national de l’audiovisuel – Ina. ¹

Leur consultation  m’a amené à retourner à la délégation méditerranée de l’Ina à Marseille, déjà fréquentée dans le cadre de mon sujet de recherche de M1 sur la médiatisation de Costa-Gavras ((La construction d’une notoriété : la médiatisation de Costa-Gavras par l’ORTF et la presse (1965-1975) sous la direction de Maryline Crivello, 2023.)). Pendant deux mois, entre septembre et octobre 2023, ma recherche s’est appuyée sur trois bases de conservation des archives télévisuelles² : la télévision nationale (TF1, les chaînes de France Télévisions, ARTE, Canal +, M6), la télévision régionale (les antennes de France 3 en régions) et la télévision satellite (composés d’une multitude de chaînes dont on n’a retenu que BFM TV, CNews et France Ô, pour des raisons que nous exposerons plus tard). Notre investigation a été facilitée par le fait que le groupe de mots « mai 68 » constitue un descripteur à l’Ina ce qui implique un meilleur référencement des émissions traitant de ce sujet.

Avec l’aide de Sophie Gillery, documentaliste à l’Ina Méditerranée, nous avons établi une procédure à partir de la base de la télévision nationale, réemployée ensuite pour les autres bases. Une première étape consiste à sonder les descripteurs semblables à « mai 68 » c’est-à-dire toutes les émissions dont le sujet se rapproche de Mai 68, ce qui a débouché sur 1201 références avec des bornes chronologiques très larges de 1968 à 2023. Pour affiner la recherche, il est nécessaire de recentrer l’interrogation dans Hyperbase sur les mots clés semblables à « mai 68 », soit toutes les références pour lesquelles « mai 68 » apparaît dans la notice descriptive du programme. Le nombre de références est alors accru,1244, toujours avec les mêmes bornes chronologiques. Une tentative de réduction du nombre de résultats consiste à déduire de la deuxième recherche toutes les archives déjà contenues dans la première mais il y a alors trop peu de références et la répartition est inégale au niveau chronologique. Nous avons finalement retenu uniquement  les émissions dont la date de diffusion était  supérieure ou égale au 1^er janvier 2018³. Dans un souci d’exhaustivité, nous ne nous sommes pas cantonnés tout de suite à Mai-Juin mais nous avons choisi d’englober  l’année 2018 pour voir à quel moment cette commémoration allait émerger et les pics d’affluence des émissions consacrées à Mai 68 ⁴. Nous avons enfin fusionné les listes obtenues lors des deuxièmes et quatrièmes étapes de la recherche, la focalisation sur les mots clés ayant donné un plus grand nombre de références que la restriction chronologique permet de pondérer.

Notre corpus final a été ainsi constitué d’une liste cohérente et appréhensible de 126 archives comprises entre le 1^er janvier 2018 et les émissions les plus récentes soit entre septembre et octobre 2023, au moment de la recherche. C’est ce filtrage qui a été principalement retenu pour la première analyse des archives et la constitution du corpus. Il répondait en effet à nos critères de sélection pour le dépouillement : des bornes chronologiques les plus larges possibles sur l’année 2018 et des émissions traitant spécifiquement de Mai 68. Une dernière recherche a permis d’affiner notre approche par rapport aux précédents critères en se focalisant sur les index titres à peu près égaux à « mai 68 », incorporant la restriction chronologique précédemment obtenue et avec des émissions dont le titre mentionne clairement Mai 68. Le résultat est alors de 74 références. Finalement, en déduisant de la recherche précédente toutes les références déjà contenues dans le cinquième filtrage, nous avons travaillé sur 32 archives. C’est le croisement des étapes 5,6,7, les plus complètes et les plus précises, qui a constitué notre base de travail pour la télévision nationale mais aussi pour la télévision régionale et satellite.

Logiciel Hyperbase disponible sur les SLAV de l’Inathèque – Capture d’écran sur le site Web de l’Inathèque.

La télévision nationale était la plus évidente à intégrer dans notre corpus. Elle représente en effet le secteur le plus ancien de l’industrie et offre une vision généraliste de l’actualité, avec malgré tout une diversité de points de vue. Cela permet de prendre le pouls de ce cinquantième anniversaire de Mai 68 et d’avoir une première vision des formes de commémoration qu’offre la télévision. La télévision régionale avait également sa place dans cette étude en ce qu’elle permet de montrer toute la diversité de la contestation qui ne s’est pas limitée à Paris et au quartier Latin bien qu’ils en restent des lieux emblématiques. Le biais de ces chaînes locales permet de décentrer le regard comme l’ont fait auparavant les travaux scientifiques sur Mai  68. Enfin, il semblait indispensable de puiser dans le vivier que représente la télévision satellite ne serait-ce que quelques chaînes emblématiques. C’est ce qui nous a poussé à ne retenir essentiellement que BFM TV et CNews en ce qu’elles apparaissent comme représentatives des chaînes d’informations en continu durant la période étudiée. Elles offrent en outre une perspective assez marquée idéologiquement et une politique éditoriale qui les amènent à « faire le buzz » en invitant des personnalités marquantes liées à Mai 68 (Daniel Cohn-Bendit notamment) et en suscitant des clivages. Nous retiendrons également de cette base la chaîne France Ô pour étendre aux Outremers la perspective locale proposée par la télévision régionale.

Une fois cette délimitation effectuée, l’outil Mediacorpus⁵ nous a permis d’enregistrer les références qui nous semblaient les plus pertinentes après lecture de leurs notices descriptives⁶. En effet, il était trop tôt à ce stade et les archives étaient encore trop nombreuses pour envisager un visionnage. Grâce à Mediacorpus les références retenues ont été enregistrées dans un tableur Excel ensuite exporté par les services de l’Ina. Celui-ci reprend les principales catégories des notices, à savoir : numéro de série de l’archive, base dans laquelle elle est conservée, son titre ainsi que celui de la collection et du programme, son canal, sa date, son heure et son statut de diffusion et enfin sa durée. Cela nous a permis d’élaborer des productions statistiques à partir de ces données : graphiques, histogrammes, courbes, diagrammes. Pour plus de précisions, j’ai toutefois complété les éléments utilisés par l’Inathèque pour ajouter les genres de chaque émission mais aussi des descripteurs personnels afin de mieux qualifier les émissions retenues après lecture de leurs notices en fonction de leur thématique. Cinq descripteurs ont pu être formulés : l’actualité du 50e anniversaire pour viser spécifiquement les émissions qui le mentionnent explicitement et qui cherchent le plus souvent à faire le lien entre l’actualité de 2018 et celle de 1968, les groupes spécifiques pour les émissions se focalisant sur une faction particulière au sein de Mai 68 (les étudiants établis dans les usines par exemple), les témoignages d’acteurs de Mai 68 des figures célèbres aux anonymes (plus souvent sur la télévision régionale), les débats et points de vue d’experts lorsque des historiens, politologues, sociologues ou philosophes étaient invités à échanger sur l’événement et enfin les éléments culturels et artistiques pour les émissions évoquant la transmission de la mémoire par le biais notamment de l’art plastique ou du cinéma.

Le dépouillement permis grâce à ces descripteurs personnels m’a amené à récolter près de 800 archives concernant les 50 ans de Mai 68 sur l’ensemble de l’année 2018. Cela représente toutefois une quantité d’informations trop importante à traiter à l’échelle d’un mémoire de recherche de Master ce qui m’a amené à effectuer plusieurs recadrages du sujet. Tout d’abord, le resserrement de cette étude sur les mois de mai et juin 2018 période qui correspond aux deux mois durant lesquels se sont déroulés les événements en 1968. Cela répond à une nouvelle façon d’envisager l’objet d’étude, amorcée en 1998 avec l’ouverture des archives, et qui consiste à avancer que les contestations du mois de mai 1968 se sont poursuivies en juin où l’on dénombre encore un grand nombre de grèves, par exemple dans les usines de Renault Billancourt où le travail ne reprend qu’à partir du 18 juin 1968. Parmi les 527 archives sur cette période, l’objectif était de n’en retenir qu’un nombre restreint, environ 150, représentatif des différents types d’émissions, de chaînes de diffusion et de perspectives. J’ai d’abord pu épurer cette liste restreinte en éliminant les doublons⁷ et en ne retenant que les émissions les plus parlantes lorsqu’un trop grand nombre d’entre elles traitaient du même sujet.

Malgré tout, le nombre d’archives restait conséquent, notamment pour la télévision régionale qui à elle seule totalisait encore 162 références réparties entre 24 chaînes régionales de France 3. En dépit de l’intérêt d’une étude uniquement focalisée sur les régions et leurs différentes perspectives sur Mai 68, il aurait été regrettable de ne retenir que cette perspective et d’écarter celles des télévisions nationales et satellite. La solution retenue a été de ne conserver qu’une seule région : la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, auquel on adjoint la Corse pour sa proximité géographique, sur laquelle  une étude de cas est menée en troisième partie du mémoire. Cela permet d’envisager une histoire locale de Mai 68 par la télévision en observant notamment le rôle du département des Bouches du Rhône et de la ville de Marseille dans la contestation. Une telle approche contrebalance l’idée reçue selon laquelle la contestation en dehors de Paris a surtout lieu dans des régions plus traditionnellement associées à l’industrie, notamment le Nord de la France.⁸. En plus des 3 chaînes de France 3 en région PACA⁹, j’ai  également décidé de conserver les émissions de France 3 Paris Île-de-France pour laisser la possibilité à l’étude de cas de mettre en parallèle le cadre traditionnellement retenu pour les contestations de Mai 1968 avec cet environnement méditerranéen moins immédiatement évident. Le but était également de mettre en évidence les stratégies de communication autour de l’héritage de Mai 68 et d’observer leurs similitudes et leurs différences. Le Mai 68 méditerranéen est-il un modèle réduit du mai parisien qu’il adapte à un contexte local ou présente-t-il des spécificités qui découlent de l’histoire propre de cette région et de ses dynamiques sociales, politiques et militantes ? Cela nous permettra de confronter deux récits médiatiques de Mai 68, à la fois complémentaires et divergents et sources de tensions mémorielles¹⁰ entre la capitale et sa province et entre les différents acteurs de Mai 68.

Capture d’écran du tableur Excel disponible sur Zenodo.

Suite à ces différents tris, je suis parvenu à circonscrire un corpus de 92 archives à partir des trois bases d’archivage de l’Ina. On y compte 15 chaînes au total : toutes celles de la télévision nationale mentionnées plus tôt, les quatre antennes régionales de France 3 évoquées dans le paragraphe précédent mais aussi deux chaînes d’outre-mer (France Ô et Guyane 1^ère) et trois chaînes d’information en continu : BFM TV, CNews et France 24. Les émissions retenues dans le corpus ont des formats assez hétérogènes avec une durée plus ou moins longue selon les chaînes et les types de programme. 41 % d’entre elles sont des journaux télévisés issus des télévisions nationales et régionales. Leurs sujets sur Mai 68 concernent souvent des thématiques précises : les arts, des groupes particuliers comme les femmes ou les homosexuels. Beaucoup de reportages proposés par les JT vont interroger des témoins, notamment sur la télévision régionale dans le cadre de ses séries thématiques. Les chaînes culturelles que sont ARTE et France 5 laissent plus de place au débat (22 % des émissions du corpus) entre témoins et experts scientifiques interrogés par les journalistes avec deux programmes phare, 28 minutes et C politique. BFM TV et CNews proposent eux aussi des débats entre journalistes ou avec des invités témoins de Mai 68 en se focalisant sur des aspects consensuels. Par exemple, le point de vue de Philippe Labro dont le témoignage Ce n’est qu’un début est réédité en 2018 pour BFM TV ou la pop culture pour CNews. Nous constatons cependant une prédominance de CNews avec six émissions consacrées à Mai 68 soit deux fois plus que BFM TV qui n’en consacre que trois à ce sujet sur notre période d’étude. Les documentaires, 7 % des émissions du corpus, sont essentiellement présents sur France 3 et se focalisent le plus souvent sur un groupe spécifique  au sein de Mai 68 (par exemple le mouvement féministe) et sur sa trajectoire, à partir d’images d’archives et de témoignages. Nous pouvons également noter des formats plus originaux : l’émission Flash Talk diffusée sur France Ô et qui met en scène des débats spontanés autour d’un thème lié à Mai 68 avec un public in situ. Celui-ci est composé de témoins anonymes des événements ainsi que d’individus plus jeunes qui ne les ont pas connus.

Ce tableur Excel regroupant le corpus définitif de 92 archives, ainsi que le premier jet composé de 800 références, a été mis en ligne sur la plateforme Zenodo¹¹ le 16 juin 2024. C’est à partir de cette base de données que nous avons pu tirer des statistiques mais aussi des représentations graphiques comme celle ci-dessous.

Représentation graphique de la répartition des émissions sur Mai 68 en fonction des différents types de programmes.

Crédits de l’image à la une :  Image commémorative des 50 ans de Mai 68 en 2018 – Image libre de droits disponible sur la plateforme Shutterstock.

Dans le cadre d’un mémoire de recherche de Master 2 en Histoire sous la direction de Sophie Gebeil (UMR TELEMMe), Lucas Dulermo a étudié la médiatisation des 50 ans de Mai 68 en 2018 à partir des collections d’archives de l’Ina (Institut national de l’audiovisuel). Trois billets proposent une synthèse de ces travaux : un premier billet traite de la méthodologie employée pour créer un corpus à l’Inathèque, un second aborde les représentations de Mai 68 sur le Web tandis qu’un dernier analyse la notion de télévision hybride.

1. Cet article reprend en grande partie les paragraphes méthodologiques présents dans l’introduction du mémoire de Master 2 De la mémoire à l’histoire : une étude des 50 ans de Mai 68 (mai-juin 2018), dirigé par Sophie Gebeil et accessible à la médiathèque de la MMSH. [↩]
2. Accessibles via l’application Hyperbase qui permet l’interrogation des différentes bases de données (radio,télévision, publicité, documentation écrite. Pour plus d’informations voir cet article : SÉCAIL Claire, « Radio et télévision : les fonds de l’Ina. Les fonds audiovisuels de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2008/1-2, n° 89-90, p.79-81. Cette application n’est disponible que sur les SLAV des délégations régionales. [↩]
3. Il faut noter que cette quatrième recherche n’est pas centrée spécifiquement sur Mai 68, elle affiche toutes les émissions de la télévision nationale produites depuis le 1^er janvier 2018. Elle n’a pour but que de pouvoir filtrer chronologiquement les autres recherches liées à Mai 68 et n’est pas intéressante à consulter en elle-même. [↩]
4. Pour information, la liste de références obtenue comportait cependant des archives des années ultérieures entre 2019 et 2023 dont nous n’avons pas tenu compte car elles ne s’inscrivaient pas dans les bornes chronologiques retenues. [↩]
5. Application disponible elle aussi uniquement sur les SLAV, voir SÉCAIL Claire, « Radio et télévision : les fonds de l’Ina. Les fonds audiovisuels de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) », op.cit., p.81. [↩]
6. Élaborées par les personnels de l’Ina, celles-ci regroupent les informations de diffusion et de production ainsi qu’un résumé de l’émission en question. Elles sont accessibles par le biais du catalogue en ligne de l’Inathèque. [↩]
7. Ces doublons étaient principalement dus au fait que certaines émissions des télévisions nationale et régionale étaient diffusées plusieurs fois dans une même journée, notamment pour les JT lors de leurs éditions du midi et du soir. [↩]
8. Nous nous inscrirons en cela dans la continuité de travaux scientifiques sur Mai 68 dans la région tel que Marseille années 68 ouvrage collectif dirigé par Isabelle Sommier et Olivier Fillieule, publié en 2018 [↩]
9. France 3 Provence Alpes et France 3 Côte d’Azur auxquelles nous ajoutons France 3 Corse. [↩]
10. Voir l’ouvrage de BLANCHARD, Pascal et VEYRAT-MASSON, Isabelle (dir.), Les guerres de mémoires : la France et son histoire : enjeux politiques, controverses historiques, stratégies médiatiques, La Découverte, Paris, 2008. [↩]
11. Dulermo, L., & Gebeil, S. (2024). Commémoration de mai 1968 à la télévision française – Corpus – Lucas Dulermo [Data set]. Zenodo. https://doi.org/10.5281/zenodo.11864318 [consulté le 17/06/2024]. Zenodo est un répertoire de travaux de recherche, de logiciels et de données. [↩]

Lucas Dulermo

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