La télévision hybride : complémentarité entre T.V. et Web dans le récit des 50 ans de Mai 68

L’importance accrue des médias numériques dans le paysage audiovisuel français les rend incontournables dans l’étude d’un phénomène passé et de sa mémoire. L’étude des archives du Web révèle l’originalité des formats proposés pour mettre en récit un événement historique par rapport à des médias plus anciens comme la télévision. En effet, la T.V. et le Web sont deux médias souvent présentés comme concurrents, le petit écran jouant le rôle d’ancêtre des médias numériques qui paraissent destiner à le supplanter. Tout comme  la mort du cinéma avait été annoncée à l’arrivée de la télévision, c’est désormais la disparition du petit écran qui est prophétisée¹. Mon étude des 50 ans de Mai 68 à la télévision française m’a pourtant amené à nuancer cet a priori.²
En effet, le Web peut être vu comme une opportunité de se renouveler pour la télévision, comme l’affirme William Uricchio, professeur d’études comparatives des médias : « […] la révolution numérique lui offre la possibilité de se réinventer discrètement, plutôt que de paniquer³. ». Face à son déclassement annoncé, la T.V. se renouvelle en incorporant des éléments de communication du numérique. Elle se transforme peu à peu en un « média de flux digital⁴ ». Cela signifie que sa visibilité dépend de plus en plus de sa présence sur le net, à l’image du concept de télévision délinéarisée en proposant des contenus en dehors du petit écran. C’est donc un discours hybride que ce média propose à ses récepteurs, de nouvelles formes de récits plus à même de les interpeller, de les rendre actifs dans les émissions diffusées.

Mai 68 en direct : une mise en scène moderne de l’événement

Une émission étudiée dans le cadre de mon travail de recherche l’illustre bien : 68, la grève du siècle en direct diffusé sur France 3 le 30 avril 2018⁵. Au travers d’une édition spéciale fictive de Franceinfo, l’émission propose de revivre dans les conditions du direct, la journée du 10 juin 1968, marquée par de fortes grèves et des violences, avec notamment la mort du lycéen Gilles Tautin venu manifester à l’usine Renault-Flins⁶. La mise en scène utilise le dispositif des chaînes d’information en continu pour faire croire aux téléspectateurs qu’ils sont en train de vivre les événements de Mai 68 comme s’ils avaient lieu en 2018. Les deux présentateurs font le lien entre les différents intervenants : des experts qui analysent la situation à chaud (dont l’historienne Ludivine Bantigny⁷ ou l’éditorialiste Natacha Polony) mais aussi des envoyés spéciaux à Flins, Nantes, Strasbourg ou encore Sochaux. Des moyens technologiques modernes sont employés, notamment en montrant des vidéos postées par les manifestants sur les réseaux sociaux, en réalité des archives conservées par l’Ina. Des infographies sont également utilisées, par exemple pour montrer l’évolution du nombre de grévistes entre le 14 mai⁸ et le 10 juin 1968. Un format original qui participe de ce que Maryline Crivello observait au sujet de ces démarches de reconstitution du passé en l’an 2000 :

Les reconstitutions historiques participant à la re-création d’un événement authentifié informent non pas sur le passé lui-même, mais sur ses réemplois, ses usages, sur sa prégnance dans l’actualité. […] La mémoire, lien entre le passé et le présent, suppose la présence de l’absence. Ces reconstitutions renouent, à leur manière, le difficile dialogue entre le monde des morts et celui des vivants⁹.

En effet, cette émission s’inscrit dans un contexte politique et social tendu marqué par les manifestations contre la fin du statut des cheminots et la contestation de la loi ORE (loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants). Cette actualité préoccupante paraît justifier un tel regard retrospectif, qui prend plus de sens pour les contemporains en ce qu’il utilise des codes qui leur sont plus accesibles ceux de l’information en continu et des réseaux sociaux. L’emploi par la télévision des codes du Web permet donc de renouveler ce dialogue entre passé et présent, le premier apparaissant sous une forme plus appréhensible pour le second afin de mieux échanger avec lui.

 

 

 

L’usage des tweets dans l’émission Flash Talk : un exemple de « télévision sociale » (R. Le Champion)

Autre exemple d’hybridité entre télévision et Web :  l’émission Flash Talk diffusée sur France Ô. Filmée et diffusée en direct sur les réseaux sociaux numériques, elle se distingue des débats visibles sur les RSN par un échange direct entre ses participants et donc plus policé, mieux représentatif des différentes opinions sur un sujet. Le programme télévisé s’approprie ici les codes du Web en ce qu’il permet, voire invite, les internautes à réagir en direct à l’émission via Twitter¹⁰. Ces tweets sont lus par l’un des deux présentateurs, Raphäl Yem ou Sonia Chironi, au cours de l’émission pour illustrer un propos tenu par l’un des participants ou relancer la discussion sur un nouveau sujet. Les buts de ces tweets sont variés, ils peuvent par exemple dénoncer l’instrumentalisation de l’histoire de Mai 68 par les médias, auto-critique de la télévision que permet le débat citoyen : « Vous communiquez avec le hashtag Flash Talk sur Twitter, il y a Sitlambda qui nous dit par exemple : ‘Mai 68 est avant tout un mouvement social avec une grève générale, le volet social est mis en avant par les médias pour dépolitiser son héritage¹¹.’. ». Inconsciemment ces tweets se font le reflet de la tension entre mémoire et histoire qu’exposait Maurice Halbwachs¹², certains commentaires mettant en avant la continuité de la lutte de 1968 en 2018 tandis que d’autres pointent les contextes très différents de ces deux époques :

Les jeunes se préparent pour #Mai 18, mes parents y étaient en Mai 1968. Entre les deux… ma génération, qui témoigne que le combat n’est pas fini¹³. (Toundra) […]  Les syndicats tentent un remake de mai 68 dans un monde individualiste où les activistes sont majoritairement sur smartphone¹⁴. (Abeille cool)

Si certains internautes profitent de l’émission pour diffuser des propos décalés, tel un jeune internaute pour qui « Mai 68, c’était Tinder mais en vrai¹⁵. », d’autres se servent des réseaux sociaux comme d’une véritable arme pour faire passer des messages militants à la télévision. C’est en ce sens que l’internaute Balance Ton #EHPAD estime qu’à la différence de 1968 la grève n’est plus un outil suffisant, la lutte doit s’effectuer aussi sur la Toile : « La grève est un outil, mais il n’y a pas que la grève. Les réseaux sociaux ou les blogs permettent de faire passer un message pour expliquer notre quotidien. La sensibilisation est primordiale dans la lutte aussi¹⁶. ». Les propos tenus par Maryline Crivello prennent ici tout leur sens en ce que ces émissions de Flash Talk ne visent pas tant à disserter sur le passé mais à le prendre comme prétexte pour soulever les problèmes du temps présent¹⁷.

En somme, le tweet apporte à la télévision une parole plus spontanée (dans la limite du tri opéré parmi les tweets reçus), moins filtrée, les internautes pouvant ici s’exprimer sans ambages. Dans le cadre de Flash Talk, ils permettent de relancer le débat citoyen, lui aussi spontané mais d’une manière moindre du fait de la barrière que peut représenter un échange en présentiel devant des caméras. Les réactions par tweets dans les émissions télévisées restent pourtant relatives comme le souligne François Jost, professeur en Sciences de l’information et de la communication :

[…] bien que les journalistes et les chercheurs accordent une place prépondérante à ces live tweets, en 2016, les téléspectateurs ne sont que 11 % à commenter occasionnellement les émissions sur Twitter et Facebook, que ce soit en direct ou non, et seulement 1 % régulièrement, quand 87 % ne les commentent jamais¹⁸.

Ces live tweets participent malgré tout d’un phénomène de « télévision sociale » que Rémy Le Champion, Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication définit comme suit :

Au moment de la diffusion, le dispositif offre une fonctionnalité supplémentaire, de nature à enrichir et animer le programme. Il fidélise le public et développe une meilleure qualité d’attention par l’engagement qu’implique la participation aux réseaux sociaux associés au dispositif. À l’issue de la diffusion, il renforce le lien avec le public et permet d’ancrer le programme dans les habitudes d’écoute, de même qu’il permet de recruter de nouveaux téléspectateurs par un jeu d’aspiration inhérent aux recommandations associées aux réseaux socio-numériques. Enfin, il inscrit la chaîne dans la modernité télévisuelle et permet de la faire rayonner auprès des téléspectateurs grâce à de nouveaux points de contact¹⁹.

 

 

Le tweet comme un outil de vulgarisation : l’exemple de 28 minutes (ARTE) :

Cette télévision sociale, dont le programme Flash Talk offre un aperçu représente en quelque sorte le stade ultime de l’hybridation entre le petit écran et le Web. L’usage des médias numériques obéit à une double logique : susciter une meilleure attention du téléspectateur en utilisant des biais qui lui parlent davantage mais aussi élargir son public. En ce sens, l’usage des réseaux sociaux peut être vu comme une manière de désenclaver certaines émissions adressées à un public expert. Cela permet à des internautes n’ayant pas un capital culturel²⁰ aussi élevé sur le sujet que les intervenants de s’exprimer. L’émission 28 minutes d’ARTE en offre un exemple. Dans le programme du 03 mai consacré à un débat sur Mai 68 entre Romain Goupil, Patrick Buisson et Isabelle Sommier, une téléspectatrice, Marie Faure, pose une question simple en apparence : « Peut-on parler de révolution concernant Mai 68²¹ ? ». Cette interrogation permet toutefois de relancer l’échange, elle sert d’amorce à une gradation ascendante du propos. Celui-ci part d’une question banale mais permet de développer progressivement un argumentaire plus complexe. Romain Goupil évoque ainsi l’héritage de 1917 et la volonté de ses camarades maoïstes et trotskystes de rejouer l’événement en organisant des soviets, prélude à la dictature du prolétariat²². La simplicité apparente du propos des internautes peut aussi relever d’une démarche pédagogique où l’expert invité va prendre le temps de bien expliquer son propos et de marquer la distinction entre 1968 et 2018. L’émission du 10 mai de 28 minutes consacrée à la place des femmes en 68 commence alors d’emblée par le tweet d’un internaute du nom de Dominique Miot qui soulève l’interrogation suivante : « N’est-on pas passé du ‘je ne suis pas féministe, mais…’ à ‘Je suis féministe²³’ ? ». L’internaute permet d’appuyer le rôle de modératrice de la présentatrice Elisabeth Quin qui demande des clarifications au philosophe et sociologue Raphaël Liogier : « Il y a une époque où on ne pouvait pas se revendiquer féministe c’était un gros mot, est-ce que ça a changé²⁴ ? ». L’universitaire prend alors le temps de rappeler qu’à l’époque de Mai 68 être féministe était synonyme de radicalité, les militantes n’étaient pas pour une égalité dans la diversité mais agissaient comme s’il fallait éliminer toutes les différences.

 

 

En fin de compte, il apparaît, au vu des émissions analysées, qu’il y a complémentarité entre la télévision et le Web. Le second n’a pas vocation à être le bourreau de la première ou, pour reprendre les mots de Rémy Le Champion : « L’histoire nous apprend que l’apparition d’un nouveau média n’en a jamais fait disparaître un ancien²⁵. ». Les deux médias peuvent être homogènes et leur relation se traduire par une synergie mutuellement profitable, avec des « services mieux-disants et enrichis, en phase avec la demande et les besoins du public²⁶ ».

Crédits de l’image à la une : Infographie sur les grévistes en Mai-Juin 68 – 68, la grève du siècle en direct, France 3, 30/04/2018 (22:42:03). © Ina 2018. Tous droits réservés.

Dans le cadre d’un mémoire de recherche de Master 2 en Histoire sous la direction de Sophie Gebeil (UMR TELEMMe), Lucas Dulermo a étudié la médiatisation des 50 ans de Mai 68 en 2018 à partir des collections d’archives de l’Ina (Institut national de l’audiovisuel). Trois billets proposent une synthèse de ces travaux : un premier billet traite de la méthodologie employée pour créer un corpus à l’Inathèque, un second aborde les représentations de Mai 68 sur le Web tandis qu’un dernier analyse la notion de télévision hybride.

1. Voir MISSIKA, Jean-Louis, La fin de la télévision, Seuil, Paris, 2006. [↩]
2. Ce billet de blog reprend en grande partie les analyses menées dans la sous-partie « Raconter Mai 68 à l’ère du Web : une remise en question de la primauté de la télévision ? » du mémoire de Master 2 De la mémoire à l’histoire : une étude des 50 ans de Mai 68 (mai-juin 2018), dirigé par Sophie Gebeil et accessible à la médiathèque de la MMSH. Hormis cette sous-partie, l’essentiel du mémoire se concentre sur des archives de télévision conservées par l’Institut national de l’audiovisuel – Ina. [↩]
3. ULRICCHIO, William, « Préface », in BONI, Marta, (dir.), Formes et plateformes de la télévision à l’ère du numérique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2020, p.17. [↩]
4. « Enjeux historiographiques », GEBEIL, Sophie, Website story. Histoire, mémoires et archives du Web, Institut National de l’Audiovisuel (INA), « Études et controverses », Bry-sur-Marne, 2021, p.48. [↩]
5. 68, la grève du siècle en direct, France 3, 30/04/2018. [↩]
6. « Chronologie », in DORMOY-RAJRAMANAN, Christelle, GOBILLE, Boris et NEVEU, Erik, (dir.) Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu, Les Éditions de l’Atelier / Les Éditions Ouvrières, Ivry-sur-Seine et Mediapart, Paris, 2018, p.461. [↩]
7. L’historienne participe à l’écriture de ce film qui entend épouser les derniers travaux des historiens sur   Mai 68. Cf. La notice de l’émission sur le catalogue en ligne de l’Inathèque [consulté le 30/05/2024]. [↩]
8. Date du début des occupations d’usines notamment à Sud Aviation à Nantes. Cf. « Chronologie », in DORMOY-RAJRAMANAN, Christelle, GOBILLE, Boris et NEVEU, Erik, (dir.) Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu, op.cit., p.460. [↩]
9. CRIVELLO, Maryline, « Comment on revit l’Histoire. Sur les reconstitutions historiques 1976-2000 », in La pensée de Midi, 2000/3, (n°3), Actes Sud, Arles, p.70. [↩]
10. Twitter est un réseau social de microblogage crée le 21 mars 2006 et renommé X le 23 juillet 2023 après son rachat par Elon Musk en 2022. La plateforme permet à ses utilisateurs d’envoyer des micro messages limités à 280 caractères, appelés tweets ou gazouillis par messagerie instantanée ou par SMS. Les tweets analysés dans le cadre de mon étude n’ont pas fait l’objet d’un corpus spécifique, ils ont été collectés au cours du visionnage d’émissions de télévision qui les utilisaient ou d’ouvrages qui les étudiaient. [↩]
11. « Mai 68 : héritage ou fardeau ? », Flash Talk, France Ô, 01/05/2018. [↩]
12. Voir « Chapitre 3 : Mémoire collective et mémoire historique » in HALBWACHS, Maurice, La Mémoire collective, Albin Michel, Paris, 1950, Nouvelle édition revue et augmentée, 1997, p.139-140 cité dans LAVABRE, Marie-Claire, « Usages et mésusages de la notion de mémoire », in Critique internationale, vol. 7. 2000, « Culture populaire et politique », p.53. [↩]
13. « Un nouveau mai 68 est-il possible ? », Flash Talk, France Ô, 03/05/2018. [↩]
14. « 50 ans après mai 68, le syndicalisme a-t-il encore du pouvoir ? », Flash Talk, France Ô, 02/05/2018. [↩]
15. « Un nouveau mai 68 est-il possible ? », Flash Talk, France Ô, 03/05/2018. [↩]
16. « Un nouveau mai 68 est-il possible ? », Flash Talk, France Ô, 03/05/2018. [↩]
17. CRIVELLO, Maryline, « Comment on revit l’Histoire. Sur les reconstitutions historiques 1976-2000 », in La pensée de Midi, 2000/3, (n°3), Actes Sud, Arles, p.70. [↩]
18. Source : sondage BVA/Presse régionale, 30 juillet 2016. Cité dans « 9. Que sera la télévision demain ? », JOST François, Comprendre la télévision et ses programmes [2e édition], Paris, Armand Colin, 2009, 3^e édition actualisée et augmentée, 2017, p.153. [↩]
19. « VI. Télévision en transition », LE CHAMPION Rémy, La télévision, Paris, La Découverte, 2018, p.100-101. [↩]
20. Ensemble des connaissances, dispositions, goûts, souvent concrétisé sous forme de titres (exemple : Professeur agrégé) ou de diplômes (exemple : un doctorat) qui, appropriés par une personne, lui permettent d’occuper un rang social déterminé. Cf. « Capital culturel », Le dictionnaire sur Alternatives économiques.fr [consulté le 30/05/2024]. Voir « Chapitre 1. Capital culturel et communication pédagogique », BOURDIEU, Pierre et PASSERON, Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Éditions de Minuit, Paris, 1970, p.87-129. [↩]
21. 28 minutes, Arte, 03/05/2018. [↩]
22. Ibid. [↩]
23. 28 minutes, ARTE, 10/05/2018. [↩]
24. Ibid. [↩]
25. « VI. Télévision en transition », LE CHAMPION Rémy, La télévision, op.cit., p.108. [↩]
26. Ibid., p.109. [↩]

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